50 ans
après la publication du roman, 40 ans après la sortie du film,
quelques considérations sur l'adaptation littéraire à partir de ce
cas unique : la conjonction des talents d'un écrivain et d'un
cinéaste majeurs. Anthony Burgess a écrit Orange Mécanique en 3
semaines, Stanley Kubrick s'est lancé dans cette adaptation après
l'échec du financement de sa lubie, un film fleuve retraçant la
vie, in extenso, de Napoléon. En 1962 Burgess avait besoin d'argent. Kubrick en 1970 venait de décrocher un contrat à long terme
avec Warner Bros, un contrat unique lui assurant indépendance
financière et artistique.
Il est
très difficile de lire Orange Mécanique après avoir vu le film. Le
livre n'est pas très facile à lire, au moins au début, à cause de
l'argot 'nadsat' inventé pour l'occasion, et l'histoire en
elle-même n'est plus originale pour peu qu'on ait été marqué par
le film. L'adaptation
de Kubrick est un film tellement fort, tellement réussi que
l'expérience de lecture ne peut qu'en être décevante après.
Kubrick loue cependant de manière appuyé les mérites du court roman
original :
« brilliant and original novel »
« I
think A Clockwork Orange is one of the very few books where a
writer has played with syntax and introduced new words where it
worked. »
« A Clockwork Orange has a wonderful
plot, strong characters and clear philosophy. »
(interview par
Michel Ciment au cours des années 80)
Pourtant, à propos de Barry
Lyndon, son film suivant, pour lequel il a aussi écrit seul
l'adaptation d'un court roman, il explique qu'il est plus facile de
tirer un bon film d'un roman moyen que d'un chef d’œuvre. Un
monument de la littérature dégage une puissance monolithique trop
riche et complexe pour ne pas devoir en passer par une
simplification, forcément décevante, à moins de revendiquer
clairement n'avoir eu l'ambition que de s'inspirer d'une partie de
l'histoire.
Toutes
les qualités du roman Orange Mécanique sont concentrées et
facilitent ainsi une vision simple de l'adaptation à convertir en
scénario puis en images : « personnage central fort,
excellente histoire » et stylisation qui s'impose avec le
langage inventé. Cette stylisation demande un certain effort
d'adaptation en langue originale, mais comme toute stylisation
importante elle rend la traduction forcément laborieuse. Traduite
visuellement la stylisation est enfin traduite dans un langage
universel, c'est la force du cinéma dès le muet. Mais le roman a
aussi, nous dit Kubrick, une « philosophie claire », en
l'occurence la question du libre-arbitre :
« Do
we lose our humanity if we are deprived of the choice between good
and evil? »
Entre HAL-9000 et la chambre 237 : le chapitre 21.
C'est ici
que la vision des deux auteurs diffère dans le détail sans différer
sur la forme. Ce détail a d'ailleurs permis d'alimenter les
nombreuses thèses sur le roman qui ont suivi la sortie du film,
situation ironique où l'écrivain s'est retrouvé à assurer le
service après-vente d'un phénomène dont il n'a touché que peu de
dividendes. Ce détail c'est tout simplement un chapitre du livre qui
a été coupé, et pas juste une chapitre anecdotique : le
dernier chapitre. En résumé le film se clôt sur l'avant dernier
chapitre de l'histoire racontée par Burgess, et ce 21ème et dernier
chapitre est effectivement déroutant pour qui a vu (et apprécié)
le film. Il s'agit tout simplement d'une sorte d'épilogue où le
héros Alex atteint 18 ans (il en a à peu près 14-15 au début) et
se trouve trop vieux pour cette vie de débauche recommencée. Il
devient adulte nous dit l'auteur.
Si
Kubrick n'a pas gardé cette fin « morale » à défaut
d'être moralisatrice, c'est tout simplement parce qu'il avait lu
l'édition américaine du roman et que Burgess avait accepté que
l'éditeur US omette ce dernier chapitre parce qu'il avait besoin de
l'avance. Kubrick avoue avoir appris l'existence de la fin originale
alors qu'il finissait son adaptation. Pour lui ce chapitre avait
l'air d'une concession de l'écrivain à un éditeur soucieux de la
bonne morale ! Burgess se justifie
lors d'une réédition US (1986) reprenant enfin l'intégralité des
21 chapitres originaux. Pour lui le romancier se doit de montrer que
les personnages peuvent évoluer, donc ce dernier chapitre est
essentiel. Sinon on est dans la fable, l'allégorie. On ne peut
s'empêcher de penser que Burgess a effectivement suivi ce principe
rapidement en même temps que son plan en 21 chapitres (3 parties de
7 chapitres, 21 symbolisant à cette époque l'entrée dans l'âge
adulte) pour écrire une histoire aussi originale en trois semaines.
En 1986 Antony Burgess continue de revendiquer la pertinence de sa
logique face à l'étouffante popularité du film de Kubrick.
Pourtant ses arguments sont alignés avec une force de conviction
décroissante. Il décrit la fatalité artistique d'être connu
principalement pour ce roman (voire simplement connu grâce au
générique du film pour la majorité des spectateurs qui ne lira
jamais une ligne de son œuvre), roman mineur pour lui auquel il
tient bien moins qu'à d'autres où il sait qu'il a mis plus de
travail et où il a eu l'impression d'avoir mis plus de talent.